
L’intelligence artificielle à la conquête du cerveau
La technologie émergente de l’intelligence artificielle, ou IA, croise plusieurs techniques simulant les processus cognitifs humains. Existant depuis les années 60, la recherche s’est développée récemment au point de multiplier les applications: voitures autonomes, diagnostics médicaux, assistants personnels, finance algorithmique, robots industriels, jeux vidéo… L’explosion de la puissance de calcul des machines a fait basculer l’IA, dans les années 2010, d’un classique de science-fiction à une réalité de plus en plus proche, devenue enjeu scientifique majeur. Deep-learning, algorithmes de réseaux néronaux ou encore ordinateurs quantiques: autant d’espoirs pour les transhumanistes, autant de craintes pour de nombreuses personnalités du monde high-tech -dont Stephen Hawking, Bill Gates ou Elon Musk- qui pointent les risques éthiques d’une IA rendue trop autonome ou consciente, et le fragile équilibre bénéfices-risques sur l’emploi.

Conscience, sentiments et raisonnements typiques de l’humanité ne sont pas encore à portée de l’intelligence artificielle… pour l’instant.
Le cerveau artificiel est loin d’atteindre la complexité de l’encéphale humain, explique la neurobiologiste Catherine Vidal.
Neurobiologiste, directrice de recherche honoraire à l’Institut Pasteur de Paris et membre du comité éthique de l’Inserm, Catherine Vidal publie « Nos cerveaux resteront-ils humains ? ». Pour la chercheuse, la perspective de manipuler corps et esprits, actions et pensées est une entrée dans la « logique eugéniste d’amélioration de l’espèce humaine ». Faire de la transformation de la nature humaine par les technologies le moteur du progrès est « d’un simplisme et d’une arrogance affligeante au regard de l’histoire de l’humanité et des civilisations », estime-t-elle. Entretien avec une scientifique engagée.
• Quel regard portez-vous sur l’actuel développement des neurotechnologies ?
Catherine Vidal : Mon analyse sur ces questions est liée à ma formation de chercheuse en neurosciences : Le scénario qui prédit qu’on pourra télécharger la pensée avec un microprocesseur et fusionner l’intelligence humaine avec l’intelligence artificielle est-il scientifiquement crédible? Ma réponse est non. Il y a un immense fossé entre la matière vivante et la matière inerte. Imaginer que des puces électroniques en silicium puissent avoir les mêmes propriétés que le cerveau humain relève d’une vision purement fantasmatique. Ce qui est visé ici, c’est télécharger la pensée et la conscience dans des microprocesseurs.
• A vos yeux, l’IA n’a donc aucune vertu ?
Séparer la conscience du corps et la loger dans une machine relève soit de la science-fiction futuriste soit de la mystique utopiste, mais pas d’une démarche scientifique. L’intelligence humaine est indissociable du cerveau, qui fonctionne grâce à cent milliards de neurones, connectés entre eux par un million de milliards de synapses. Les messages qui circulent dans notre système cérébral sont spécifiques de ce qu’est la matière vivante : une combinaison entre influx nerveux, neurotransmetteurs et molécules chimiques. Tout cela va permettre de nuancer à l’infini les informations à l’intérieur du cerveau.
• A l’opposé, l’intelligence artificielle vous paraît plus fruste ?
Oui, car la réalité du fonctionnement des machines est l’algorithme, dont la base est le code binaire, qui ne varie que de 0 à 1. Ces signaux sont le reflet de règles de calcul et de programmation mises en place dans l’ordinateur. Quand on dispose aujourd’hui de milliers de microprocesseurs miniaturisés, on peut obtenir des capacités supra humaines de stockage de l’information et de traitement statistique des données. Mais, à l’origine de ces possibilités infinies de calcul informatique, on trouve bien des êtres humains. Une machine a besoin, pour penser, des données que seuls des individus dotés d’intelligence peuvent y introduire.
• Laisser croire à une possible continuité entre intelligence humaine et intelligence robotique est donc fallacieux ?
C’est en effet totalement indéfendable. La réalité du fonctionnement de notre cerveau humain montre avec force que jamais la distance ne sera réduite, entre le vivant et l’inerte. Les capacités de raisonnement sont liées à notre corps. Hors de notre organisme, aucune pensée n’est possible. Je me méfie des déclarations à l’emporte-pièce des représentants des GAFAM et des transhumanistes. Ils n’ont que le mot hybridation à la bouche.
Vouloir créer un hybride moitié conscience moitié microprocesseur, comme ces nanorobots intracérébraux branchés sur les neurones pour se connecter à Internet dont parle le directeur de l’ingénierie de Google, Ray Kurzweill, est une folie. Malheureusement, le grand public est fasciné par ces perspectives. Au motif qu’on a marché sur la lune, qu’on a créé des stations orbitales, on accepte l’idée qu’un jour, peut-être, on pourrait fabriquer une nouvelle espèce, mi-homme mi-machine. La banalisation de ces discours est alarmante.
• N’existe-t-il pas déjà des lois et instances pour encadrer et évaluer le développement des techniques, comme le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ?
Un rapport passionnant sur ce sujet a été rendu en 2014 par le CCNE. Mais que faire face aux GAFAM ? Pas grand-chose, j’en ai peur ! Oui, je reconnais Un rapportvolontiers qu’il y a des prises de position éthique et des réflexions sur ces questions. Malgré toute la pertinence des réflexions éthiques sur ces questions, cela n’empêche pas un pays comme la Chine de devenir le laboratoire d’un avenir sombre, grâce à l’intelligence artificielle, loin de toute convention internationale et de toute sauvegarde des libertés individuelles.
Imaginez : dans les usines chinoises, les ouvriers travaillent sur les chaînes de montage munis de casques permettant de détecter les ondes cérébrales associées à un manque de concentration. Les personnes repérées sont affectées à d’autres tâches sur la chaîne. On est bien loin des simples caméras de surveillance ou des techniques de contrôle classique. Nous entrons dans le monde de la surveillance généralisée des cerveaux humains.
• Vous pensez que le cerveau humain est en danger ?
Les stimulations répétitives et les différents types de conditionnement peuvent entraîner des problèmes d’épilepsie capables de tuer les neurones. Voire menacer le fonctionnement normal des activités du cerveau. Ces menaces sont très dangereuses, car elles pèsent sur nos fonctions élémentaires : élaborer la pensée, ressentir des émotions. Cette hybridation cerveau ordinateur menace notre humanité.Un encadrement éthique des neurotechnologies est impératif pour veiller au respect des droits humains.